Lecture de “A Yagu” d’Aït Menguellet : “A Yagu” ou la Révolution qui dévore ses enfants

Les aspirations à l’émancipation et au recouvrement des libertés sont énoncés dans A yitij hader atteghlidh et Da nnubak freh.

La chanson d’Aït Mengulelet A Yagu a été éditée en 1979. Elle fait partie d’un album-éponyme qui a succédé à deux autres albums d’un destin exceptionnel : Si lxedma n luzin s axxam (1976) et Amjahed (1977). Le contexte politique de l’époque, fait de répression des libertés et de règne de la pensée unique, a fait que certaines chansons de notre poète (à l’exemple de Amjahed), sans qu’elles aient subi la censure en Algérie, aient été d’abord popularisées par des émission de…Radio Tanger à une année avant l’explosion d’avril 1980, Lounis nous donne les éléments de lecture de ce qui va devenir le destin particulier d’une région, d’une culture.

L’album A Yagu comprend cinq chansons lesquelles constituent un concentré de sensibilité poétique et esthétique de grande facture, une analyse historique et politique de la situation du pays et, enfin, une ébauche de perspective où les aspirations à la liberté et à la citoyenneté sont clairement exprimées.

Nous sommes en 1978. Le Président Boumediène meurt à la fin du mois de décembre. La guerre de succession a valu à la Kabylie la mise en scène de l’avion militaire, Hercule C 130, qui ‘’a déposé des armes’’ à Cap Sigli, dans la wilaya de Béjaïa. L’héritage de la période Boumediène a été très lourd non seulement en matière de déni des droits et de despotisme, mais également par les jeux malsains et dangereux auxquels se sont livrées les autorités sur le plan maghrébin.

L’affaire du Sahara Occidental a éclaté en 1975, moins d’une année après le départ des Espagnols de ce territoire peu connu. Il n’y a pas lieu de discuter ici de la légitimité de la lutte des Sahraouis pour rendre effective l’indépendance de leur pays, indépendance non admise par les Marocains. Néanmoins, le degré d’implication de l’Algérie dans ce conflit a fait que des contingents entiers de soldats algériens y furent envoyés. Certains y perdront la vie, d’autres seront faits prisonniers. Même si l’affaire d’Amgala ne fait pas partie de l’historiographie officielle du pays, elle n’en marquera pas moins l’esprit et la mémoire des Algériens.

Dans l’album A Yagu, nous retrouvons l’atmosphère de la guerre des sables à travers la chanson Ardjuyi. À part les indications spatiales précises, ce conflit n’est pas situé temporellement. Mais, il est bien dit que «ceux qui gouvernent m’ont crée des ennemis» et aussi : «Ils m’ont appris que la guerre est prioritaire». Sous forme épistolaire (le soldat du contingent s’exprime dans une lettre à sa femme), Ardjuyi est un chef-d’œuvre en la matière. Outre la dénonciation d’une guerre qui ‘’ne nous regarde pas’’, le poème, conduit à la manière d’une épopée, est un véritable hymne à la paix où le lyrisme a aussi sa place. La fille du soldat, qui naîtra en son absence, sera dénommé Lahna (Paix) sur recommandation de son père posté sur le front et dont le seul souci et que la paix se rétablisse.

La chanson Amcum est un réquisitoire contre la trahison et l’effilochement des amitiés militantes. Le héros est un élément d’un groupe de militants pour la liberté que son destin offrira en hostie, alors que ses anciens amis s’en désolidarisent.

Les aspirations à l’émancipation et au recouvrement des libertés sont énoncés dans A yitij hader atteghlidh et Da nnubak freh.

Quant au titre A Yagu, il renvoie à un exilé dont la patrie subit le règne de l’arbitraire. Dans un prélude où la poésie se mêle à la méditation, il s’adresse à ses anciens amis. Il les hèle vainement. Il les retrouve dans le rêve. Il les considère comme la seule voie de secours pour chasser l’angoisse qui le hante et qui le dévore sur une terre étrangère.

Dans un rappel historique, le poète met en scène un pays innommé, mais il s’agit bien sûr de l’Algérie, où toutes les cartes sont brouillées. Ceux qui, hier, furent du côté de l’ennemi sont aux commandes. Ils ont chassé tous les autres, ceux-là même qui ‘’ont préparé la grenaille de plomb» pour l’ennemi au moment où les autres lui préparaient des ‘’agapes’’.

Mais, la génération d’alors, happée par les nécessités terre à terre d’aujourd’hui, ne se souvient plus. La mémoire de la nouvelle génération ne s’articule sur aucun relais. Il faut bien procéder à un travail de mémoire. Le héros du poème rappelle que, à la fin de cette ‘’malédiction’’ (la guerre), il finit par tomber sous la férule et la protection des anciens félons.

Gardant sa fierté et ne voulant céder à aucun clientélisme, il fait valoir l’authenticité de ses racines : ‘’C’est du bois de chêne que je suis fait et non de l’engeance du roseau’’. C’est alors qu’il décide de s’exiler laissant son frère aux commandes ‘’se livrer à ses lubies’’ (‘’labourer et battre le blé’’, selon le texte kabyle).

Ce sont tous les avatars de l’Algérie indépendante qui sont sériés dans ce texte d’Aït Menguellet. C’est la révolution dévoreuse de ses enfants. Exilés politiques, artistes réduits au silence, exilés de la parole libre, bref, tous ceux qui ont subi le retour de manivelle d’un combat dénaturé et perverti par les ‘’légionnaires’’ de la 25e heure et les médiocres à qui le destin a curieusement et injustement souri. Une vacuité sidérale hante le pays et un malaise indéfinissable habite les esprits.

Le poète y met une poésie d’une rare beauté faisant intervenir un élément du cosmos, la lune, que l’exilé interrogera par une série de questions. Ici, la lune est considéré comme un élément fédérateur observé par l’exilé depuis son lieu d’élection mais aussi par les amis qu’il a laissés au pays. Subitement, un autre élément de la nature survient. C’est le brouillard. L’exilé engagera un dialogue avec cette masse brumeuse. Il la questionnera sur son lieu de provenance. Le brouillard vient du pays du proscrit. Qu’a-t-il vu ?

Il a vu les amis chéris de notre infortuné proscrit. Ce dernier veut savoir si son frère tien toujours les rênes du pouvoir. Le brouillard lui répond par l’affirmative en lui faisant observer que c’est un ‘’pouvoir sans brides’’ qui ne redouterait rien ni personne à vouloir se perpétuer. L’arbitraire continue, lui apprend-t il.

Même si, par intermittences, il est mis en veilleuse, il se régénère.

Voulant savoir où se destine exactement le brouillard que ramènent les vents jusqu’au lieu où se trouve le proscrit, cet élément de la nature lui annonce qu’il vient en mission, sur ordre des frères régnant sur le pays, pour voiler le soleil de l’infortune exilé !

Mordante allégorie à la situation d’arbitraire vécue par l’Algérie pendant les années 70 après une révolution sanglante mais prometteuse, A Yagu est l’un des textes d’Aït Menguellet les plus élaborés sur le plan du style, du contenu politique et revendicatif et sur le plan de la ‘’narration’’ si l’on peut se permettre ce concept appliqué à la prose.

Amar Naït Messaoud

Brouillard

Prélude

Mes yeux scrutent l’horizon

Où dénicher un ami.

Point d’amis ;

Aucun espoir à ce qu’ils arrivent.

-Où êtes-vous ?

Où êtes-vous partis,

Vous qui refusez l’affront ?

Mon cœur refuse

À croire que vous n’êtes plus à ses côtés.

Il vous cherche encore

Et vous rencontre dans le rêve.

-Où êtes-vous ?

Où êtes-vous partis,

Vous à qui les jours ont joué des tours ?

L’angoisse me hante tout le temps ;

Elle a élu domicile dans mon cœur.

Chez moi elle a trouvé

Tout ce que réclamait son cœur.

-Où êtes-vous ?

Seule la joie que vous pouvez insuffler

Chassera l’angoisse de sa demeure.

L’angoisse m’annonce :

-De ton cœur je ferai ma demeure.

Maintenant, je te domine.

Tes seuls appuis sont tes amis.

Ceux-là sont partis ;

Ils ne sont plus là.

Qui pourra voler à ton secours ?

°°°°°°°°°

Je suis banni comme tous mes congénères,

Banni pour le même motif.

Mon frère à qui j’ai souhaité faire du bien,

S’est levé pour m’asséner des coups.

Je m’exile et change de contrée ;

Toi, mon frère, reste ici et livre-toi à tes lubies.

Je rappellerai la génération qui en a perdu le souvenir

Le temps où, sur le pied de guerre, nous serrions nos cothurnes.

Lorsque mon frère préparait des agapes à l’ennemi,

Moi, je lui préparais la grenaille de plomb.

Quand la maudite épreuve s’acheva,

Je suis tombé sous sa férule.

-Ta férule est semblable à un clou,

Planté à jamais dans le mur.

Moi, sur le seuil, je ferais le guet,

Espérant que ta main daigne me tendre un quignon de pain.

C’est du bois de chêne que je suis fait

Et non de l’engeance du roseau.

Depuis que je me suis exilé,

Mes yeux n’ont cessé de déverser des larmes.

Ils ont attendu que quelqu’un vienne

Pour apprendre de lui au moins les nouvelles.

Ce n’est pas toi, frère, qui me fais pitié,

Mais plutôt la terre qui nous a vu naître.

O clair de lune

Qui de ta lumière oins les collines !

O clair de lune !

Où que je sois,

Où qu’Ils soient.

O clair de lune !

Je te vois

Comme Ils te voient,

O clair de lune !

J’ai attendu les nouvelles ;

Hier ressemble à aujourd’hui.

J’ai attendu les nouvelles ;

Aujourd’hui ressemble à demain.

J’ai attendu les nouvelles ;

Été comme hiver.

J’ai attendu les nouvelles ;

J’épiais tous les horizons.

Vint le brouillard qui me trouva ;

Face à mes interrogations, il s’exclama:

O mon pauvre infortuné !

-D’où viens-tu, brouillard ?

Brouillard ramené par le vent ?

-Je viens de là même où tu es venu,

Là où jamais tu ne remettras les pieds,

O mon pauvre infortuné !

-Qu’y as-tu vu, brouillard,

Brouillard ramené par le vent ?

-J’y ai vu ceux-là que tu chérissais

Et que tu ne reverras plus,

O mon pauvre infortuné !

-Qu’est-ce qui m’a exilé, ô brouillard,

Brouillard ramené par le vent ?

-Depuis que ton père est mort,

Ton rêve a reçu un triste sort,

O mon pauvre infortuné !

-Mon frère détient-il toujours le pouvoir,

O brouillard ramené par le vent ?

-Pouvoir sans brides !

Que redouterait-il à vouloir perdurer ?

Ô mon pauvre infortuné !

-Dis-moi, l’arbitraire règne-t-il toujours ?

O brouillard ramené par le vent !

-Ce sont tes frères qui le font régner

Et qui, s’en lassant, décident de l’enterrer,

O mon pauvre infortuné !

-Est-ce donc que l’arbitraire est bien mort,

O brouillard ramené par le vent ?

-Ce sont tes frères qui l’ont enterré

Qui se mettent maintenant à l’exhumer,

O mon pauvre infortuné !

-Où viens-tu comme cela, brouillard,

Brouillard ramené par le vent ?

-Tes frères m’ont chargé

de voiler ton soleil,

O mon pauvre infortuné !

Traduction : par Amar Naït Messaoud

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